Abstract
This article examines the Platonic references present in the corpus of Philostratus' Erotic Letters (F2 manuscripts, edited by Kai Brodersen) with regard to the themes of vision and desire. The aim is to show that Philostratus ironically subverts and turns upside down the Platonic theses on love: he reverses the Platonic axiology by returning to earth and anchoring himself in bodily beauty. But on the other hand, to do this, he draws on elements present in Plato's own text, first and foremost his images, and the way in which Plato himself conceives of the institution of pederasty, so that he takes more from Platonism than might at first appear. This article thus hypothesises that for both Plato and Philostratus, the bodily and human beauty that arouses erotic desire is merely an image, but for Plato, the beauty of bodies is the image of true and ideal beauty, whereas for Philostratus, this image is that produced by the talent of the epistolary writer.
1 Introduction
Les Lettres érotiques de Philostrate sont intéressantes sous plusieurs aspects, parmi lesquels notamment leur prose poétique,1 les informations qu’elles apportent quant à l’histoire et l’imaginaire amoureux et sexuel à l’époque impériale, mais aussi les nombreuses références philosophiques et notamment platoniciennes qu’elles contiennent. C’est sur ce dernier aspect que nous allons nous pencher. Il s’agira d'examiner le rapport au platonisme au regard des thèmes de la vision et du désir dans la genèse de l’amour, puisque ce corpus est dit composé de lettres érotiques.
Des analyses des références platoniciennes ont déjà été proposées dans des travaux généraux portant sur Philostrate,2 ou dans des études ayant pour objet les rapports entre désir et vision.3 Cependant, elles méritent des analyses complémentaires, qui tiennent compte, d'une part, de l’histoire du platonisme – qui connaît à l’époque impériale des inflexions particulières –, d’autre part, des difficultés posées par la constitution du corpus épistolaire de Philostrate, ce sur quoi nous allons commencer par revenir (2), car les enjeux de transmission du corpus des lettres ont une incidence sur la façon dont on étudie leur contenu. Cet article étudiera donc l’hypotexte que constitue Platon – aux côtés des hypotextes littéraires, tels Achille Tatius, Lucien, ou encore la poésie latine. Comme plus généralement la tradition exégétique de l’époque impériale, Philostrate fait référence en particulier à certains dialogues et à certains passages clés du Phèdre et du Banquet, mais aussi, ainsi que nous allons le montrer, de la République et du Philèbe. Nous nous attacherons à comprendre comment Philostrate se positionne par rapport à ces textes de référence. Cela n’a rien d’évident, dans la mesure où nulle part dans les Lettres érotiques, ni d’ailleurs dans le corpus de Philostrate en général, on ne trouve une position philosophique ou dogmatique clairement soutenue et revendiquée. Bien au contraire, Philostrate mène une sorte de jeu rhétorique consistant à affirmer une chose puis son contraire en passant d’une lettre à l’autre. De ce jeu émergent des échos et effets de rappel entre les lettres, qui ont un effet de mise à distance, d’ironie et d’humour, très appréciable sur le plan littéraire, mais qui vont contre la cohérence logique et la fidélité à une position dogmatique, de sorte qu’il est difficile de déterminer ce que seraient ses conceptions sur la plupart des questions philosophiques fondamentales.
Nous faisons l’hypothèse, et tenterons de montrer que, si Philostrate tient un propos critique à l’égard de la plupart des grandes thèses platoniciennes, qu’il subvertit et retourne avec ironie, il est parfois platonicien presque malgré lui, et s’appuie sur certains éléments proprement platoniciens pour établir son jeu critique. Dans un premier temps (3) seront examinées plusieurs images au moyen desquelles Philostrate évoque la vision et le désir, et la façon dont il en fait usage dans une reprise et un détournement par rapport à Platon. Cela amènera à étudier dans un second temps (4) l’axiologie du désir et de ses objets qui se dégage des lettres, que Philostrate construit opposée et antagoniste à celle du platonisme. Enfin (5), il nous faudra questionner la nature du désir éveillé : s’agit-il d’un désir de voir l’être aimé ou d’un désir de relation charnelle ? Ce désir est-il provoqué par une vision qui s’est réellement produite ou par une image d’un autre ordre ? Cela nous permettra finalement de mettre à l’épreuve l’hypothèse selon laquelle Philostrate reprend davantage au platonisme qu’il n’y paraît au premier abord.
2 Éléments à propos du corpus étudié
Commençons par noter que l’identification de l’auteur elle-même pose problème : il pourrait y avoir eu jusqu’à quatre « Philostrate ». On supposera ici, en suivant les résultats récents de Ludo de Lannoy,4 que les textes dont on dispose sont le fait de deux auteurs, et que les lettres étudiées ici peuvent être attribuées à Philostrate de Lemnos, dit aussi Lucius Flavius, à qui l’on doit également notamment la Vie d’Appolonios de Tyane et les Tableaux – Εἰκόνες selon le titre original grec, Imagines en latin.
Les lettres de Philostrate de Lemnos ont été beaucoup moins étudiées que ses autres œuvres, du fait notamment de la transmission chaotique du corpus. 73 lettres attribuées à Philostrate nous sont parvenues, mais aucun manuscrit ne les transmet toutes ensemble. L’édition aldine de 14995 a ainsi collecté des lettres venant de différentes sources, de sorte que le recueil édité est une reconstitution : il n’a pas été constitué comme tel dans l’Antiquité. L’édition de Karl Lugwig Kayser6 de 1844, dans laquelle figurent 58 lettres, a longtemps fait référence, c’est notamment celle disponible en ligne sur le TLG. Elle a pour caractéristiques de se fonder sur la famille de manuscrits F1 – branche F1a –, mais aussi de présenter les lettres réorganisées en fonction du destinataire. Cependant, 20 lettres semblent y avoir été abrégées, puisque dans la famille F2 ces mêmes lettres figurent dans une forme plus longue. Cela constitue un argument en faveur de l’hypothèse d’Emeline Marquis,7 selon laquelle la famille F2 est plus ancienne – elle transmet seulement 53 lettres, toutes d’ordre érotique, et dans un ordre très différent. La famille F1 serait alors l'objet d'un mélange entre plusieurs corpus, ce qui justifierait la forme abrégée que prennent certaines lettres, mais aussi l’ajout de certaines lettres d’une forme un peu différente – très courte, épigrammatique.
L’importance de cette hypothèse ne concerne cependant pas seulement l’auteur, la datation et le nombre des lettres, mais aussi leur ordre, et par là, la structure du corpus. Emeline Marquis émet également l’hypothèse que l’ordre des lettres a une importance pour le corpus. Dans les manuscrits de la famille F2, on constate notamment une alternance relativement régulière entre les lettres adressées à un jeune homme [μειράκιον] et celles adressées à une femme [γυνή] : cet effet de parallélisme n’est pas sans intérêt, notamment pour des questions relatives au caractère genré de la parole érotique et de séduction. Mais surtout, des thématiques émergent du fait de l’ordre spécifique des lettres, de sorte que l’on remarque immédiatement, du fait de la proximité de certaines lettres entre elles, des échos, des parallèles, des jeux de variations : en somme, une architecture du texte. Cela est très important pour notre étude, car les thèmes de la vision et du désir, ainsi que leur rôle dans la genèse et l’affermissement de l’amour, font l’objet de deux groupements lettres qui se suivent et regorgent d’échos les unes aux autres. Il s’agit essentiellement du groupe formé par les lettres 22 à 26, et des lettres 31, 36, 39 et 40, selon la numérotation issue de la famille F2. De ce fait, nous avons fait le choix d’étudier le corpus formé à partir de la famille F2, soit l’édition de Kai Brodersen.8 Nous mentionnerons tout de même ponctuellement certaines des lettres éditées par Karl Lugwig Kayser et ne figurant pas dans la famille F2 – les lettres 41 et 52 notamment –, afin d’examiner au cas par cas les implications de ce choix de corpus.
3 Les yeux, la vision, le désir : images et métaphores
Pour mener à bien l’analyse du rôle de la vision et du désir dans les Lettres érotiques, au regard des rapports de Philostrate avec Platon et le platonisme, nous prendrons pour point de départ la façon dont sont évoqués les motifs que sont les yeux, la vision, la vue de l'être aimé, et en retour le désir qui se trouve par là suscité dans l'âme. Le constat qui s’impose immédiatement est que les yeux, l’acte de voir sont évoqués via des images, et en particulier celle de la chasse et des filets (1) et celle, militaire, de l’assaut et de l’invasion (2). Ces images et métaphores sont topiques dans la représentation de l’amour. On pourrait donc être amené à considérer que Philostrate ne se démarque pas par là, qu’il se situe dans une vaste et ancienne tradition, de sorte que cela ne manifeste pas de positionnement doctrinal ou philosophique propre. Cependant, Platon emploie également certaines de ces images, et nous voudrions montrer que la façon originale dont Philostrate les mobilise à son tour l’engage dans un jeu avec l’usage qui en est fait dans les dialogues.
3.1 Capturer l’être aimé dans ses filets
Combien de fois, crois-tu, ai-je ouvert les yeux pour toi, afin que tu puisses t’en aller, comme ceux qui détendent les filets pour donner à leur gibier la possibilité de s’enfuir ?9
ποσάκις σοι τοὺς ὀφθαλμοὺς ἀνέῳξα, ἵνα ἀπέλθῃς, ὥσπερ οἱ τὰ δίκτυα ἀναπτύσσοντες τοῖς θηρίοις ἐς ἐξουσίαν τοῦ φυγεῖν ;
Les yeux sont comparés à des filets. Cette comparaison revient à la lettre 24 : « C’est ainsi que j’ai moi aussi accueilli ta beauté et que je la porte partout dans les filets de mes yeux » [τοὺς ὄρνις αἱ καλιαὶ δέχονται, τοὺς ἰχθύας αἱ πέτραι, τὰ ὄμματα τοὺς καλούς]. On constate un glissement dans le passage de la lettre 22 à la lettre 24 : dans la première, on essaye de se libérer : « et me voici une fois de plus, comme tant de fois auparavant, à lever les paupières » [καὶ δὴ πάλιν, ὥσπερ εἴωθα, ἐπαίρω τὰ βλέφαρα], alors que dans la seconde, on constate l’impossibilité de se libérer de l’être aimé, l’inéluctabilité de sa présence. Remarquons que si l’on suivait l’ordre de l’édition de Kaiser, le mouvement serait inverse, puisque la lettre 24 est la lettre 11 et la lettre 22 la lettre 10 : on constaterait d’abord l’omniprésence de l’être, avant de tenter de s’en libérer.
Quel est ce nouveau droit de prendre des hommes en otage ? Quelle est cette tyrannie ? Tu m’attires avec tes yeux et tu m’entraînes malgré moi, comme Charybde engloutissait ceux qui naviguaient à sa portée.
τί τὸ καινὸν ἀνδρολήψιον τοῦτο ; τίς ἡ τυραννίς ; ἕλκεις με ἀπὸ τῶν ὀμμάτων καὶ σύρεις μὴ θέλοντα, ὥσπερ τοὺς πλέοντας ἡ Χάρυβδις ἀνερρόφει.
L’image de la mer comme représentant un danger, étant pleine de pièges, desquels il est impossible de se sortir, est ancrée dans la culture grecque. Philostrate la reprend de façon très claire dans la formule qui clôt la lettre 23 : « une fois emporté sur cette mer de l’amour, il n’y a plus moyen d’en réchapper » [ὁ δὲ ἐς ταύτην ἅπαξ τὴν θάλατταν καταρρυεὶς οὐκ ἔτι ἐξέρχεται]. Mais cette image fait aussi partie du cadre de référence platonicien. En effet, pour Platon, la mer est un agent de corruption, et dans la République en particulier, elle représente l’âme en tant qu’elle souffre de son union avec le corps.10 Or l’être qui tombe amoureux est, dans le texte de Philostrate, et de façon apparemment anti-platonicienne, tenu prisonnier de la beauté inférieure d’ici-bas. Philostrate, pour décrire l’embourbement de l’amoureux dans son désir charnel pour un être, le compare à la capture par un piège maritime – Charybde ou filets. Il nous semble qu’ici Philostrate s’appuie sur un élément authentiquement platonicien, qui lui permet de finalement retourner Platon contre lui-même. En effet, il y a bien dans le platonisme, et en particulier dans le Phèdre – dont les Lettres érotiques de Philostrate sont saturées de références – l’expression d’un certain immanentisme : la beauté à laquelle l’âme est sensible est présente dans le monde, elle affleure le sensible.11 Contrairement à ce qui sera soutenu par les platoniciens plus tardifs et notamment par les néoplatoniciens, il n’y a pas chez Platon de séparation si radicale entre le sensible ici-bas et l’intelligible de là-bas, là-haut.
Cependant, dans la lettre 22, le filet mentionné peut aussi celui de la chasse, puisqu’il est question du gibier,12 la métaphore s’inscrit donc un cadre cynégétique. Or, la référence à la chasse a d’une part une connotation pédérastique : l’idée que l’éromène est la proie ou la victime de la chasse de l’éraste est liée à un rapport dissymétrique très présent dans le modèle pédérastique, dans lequel les deux positions se distinguent de façon claire et stricte.13 Il est remarquable sur ce point que l’on trouve chez Platon à la fois une omniprésence du modèle pédérastique – notamment parce qu’il reprend à son compte et développe dans les termes de sa pensée le rapport d’enseignant à élève de ce type de relation –, mais aussi une forme de subversion de celui-ci.14 Or chez Philostrate également, on trouve précisément, ainsi que nous allons tenter de le montrer, une reprise de cette subversion du modèle pédérastique. D’autre part, l’image cynégétique est aussi directement platonicienne, puisque, notamment dans le Banquet,15 Eros est décrit dans le discours de Diotime comme « un chasseur habile sans cesse combinant quelque artifice » [θηρευτὴς δεινός, ἀεί τινας πλέκων μηχανάς].
C'est ainsi que j’ai moi aussi accueilli ta beauté et que je la porte partout dans les filets de mes yeux, et si je me déplace à la façon d'un voyageur, tu m’apparais sous l’aspect d'un pâtre assis là à séduire les rochers, si je vais sur la mer … Bien plus, si je me trouve au bord d’un fleuve, voilà, je ne sais comment il a disparu de ma vue et je crois te voir couler à sa place, beau, majestueux, et beaucoup plus large encore que la mer. Si je lève les yeux au ciel, je m’imagine que le soleil est tombé et poursuit sa course quelque part plus bas, et qu’à sa place brille celui que je désire.
τοὺς ὄρνις αἱ καλιαὶ δέχονται, τοὺς ἰχθύας αἱ πέτραι, τὰ ὄμματα τοὺς καλούς, κἀκεῖνα μὲν πλανᾶται μεθιστάμενα καὶ μετοικοῦντα ἄλλοτε ἐπ᾽ ἄλλους τόπους – ἄγουσι γὰρ αὐτοὺς ὡς ἄγουσιν οἱ καιροί – κάλλος δὲ ἅπαξ ἐπ᾽ ὀφθαλμοὺς ῥυὲν οὐκ ἄπεισιν ἐκ τούτου τοῦ καταγωγίου. οὕτω κἀγώ σε ὑπεδεξάμην καὶ φέρω πανταχοῦ τοῖς τῶν ὀμμάτων δικτύοις, κἂν ἐπὶ θάλατταν ἔλθω, ἀνάγει σε ἡ θάλαττα, ὥσπερ τὴν Ἀφροδίτην ὁ μῦθος, ἄν τε ἐπὶ λειμῶνα, αὐτῶν τῶν ἀνθέων ἐξέχεις. καὶ τί γὰρ ἐκεῖ τοιοῦτον φύεται ; καὶ γὰρ εἰ καλὰ καὶ χαρίεντα, ἀλλὰ μιᾶς ἡμέρας. ἀπιδών δὲ ἐς οὐρανὸν τὸν μὲν ἥλιον ἡγοῦμαι κατιέναι καὶ κάτω που βαδίζειν, ἀντ᾽ ἐκείνου δὲ σὲ φαίνειν.
L’image de Charybde à la lettre 23 illustre également ce point, puisque Charybde qui incarne le piège y représente les yeux de l’être aimé et non ceux de l’amoureux séducteur.
De plus, l’image de la chasse est spécifiée de façon originale par Philostrate : le jeu entre l’amoureux et l’être aimé est celui des regards : les filets qui capturent sont une image des yeux, et l’action d'ouvrir les yeux est comparée à celle de détendre les filets pour laisser le gibier s’enfuir. En mobilisant cette image, ces trois lettres – 22, 23 et 24 – explorent donc le motif du regard érotique comme une relation dynamique, en interrogeant les rôles de celui qui regarde et de celui qui est regardé, et donc du sujet désirant et de l’objet désiré, de façon à finalement renverser les rôles de l’amoureux et de l’être aimé. Cela est également présent dans la lettre 31, qui commence ainsi : « Tu m’ordonnes de ne pas te regarder, et moi de ne pas te laisser regarder. » [κελεύεις μοι μὴ βλέπειν κἀγὼ σοὶ μὴ βλέπεσθαι]. La relation asymétrique entre le sujet voyant et l’objet vu est renversée, de sorte que le pouvoir, la capacité d’agir ou agentivité passe du sujet désirant à l’objet désiré. Une certaine inversion des rôles est déjà présente chez Platon, ainsi que cela a été historiquement remarqué par Michel Foucault.17 Pour reprendre la formule de Guillaume Bady, « Socrate est renversant » :18 il est le moteur de l’interversion des rôles. Le jeune homme passif et ignorant apprend finalement à se conduire en adulte philosophe et en citoyen actif, et cela procède de la feinte de Socrate, qui d’éraste devient éromène, en prétendant avoir tant à apprendre de son élève, ainsi que cela est manifeste dans l’Alcibiade19 et dans le discours du personnage d’Alcibiade dans le Banquet.20 Cette subversion des valeurs grecques concernant l’institution pédérastique mais aussi les normes de beauté constitue la clef du succès social et pédagogique de la méthode socratique. Or si Philostrate reprend finement ce motif subversif de l’inversion des rôles, il ne le met plus au service de la pédagogie. Et il est tout à fait remarquable que cette inversion des rôles passe chez cet auteur précisément par l’intermédiaire des yeux.
3.2 Prendre d’assaut les yeux et l’âme
Et toi tu restes, solidement établi, comme ces redoutables colons qui, une fois maîtres de la terre d’autrui, n’acceptent plus jamais d’en repartir.
καὶ σὺ μένεις ἑδραῖος κατὰ τοὺς δεινοὺς ἐποίκους, οἳ χώραν ἅπαξ ἀλλοτρίαν καταλαβόντες οὐκέτι δέχονται τὴν ἀπανάστασιν.
[…]
Envole-toi donc enfin, lève le siège que tu m’imposes, et deviens l’hôte d’autres yeux.
ἀπόπτηθι ἤδη ποτὲ καὶ τὴν πολιορκίαν λῦσον καὶ γενοῦ ξένος ἄλλων ὀμμάτων.
L’amour, lui, s’empare de la citadelle des yeux qu’il fortifie non avec des planches ni avec des briques, mais par le seul moyen des paupières ; tranquillement, peu à peu, il s’insinue dans l’âme, avec rapidité puisqu’il est ailé, avec liberté puisqu’il est nu, avec invincibilité puisqu’il est archer hors pair.
οὕτω καὶ ὁ ἔρως τὴν τῶν ὀφθαλμῶν ἀκρόπολιν, ἣν οὐ ξύλοις, οὐδὲ πλίνθοις, ἀλλὰ μόνοις βλεφάροις τειχίσας ἡσυχῆ καὶ κατὰ μικρὸν ἐς τὴν ψυχὴν ἐσδύεται, ταχέως μέν, ὡς πτηνός, ἐλευθέρως δέ, ὡς γυμνός, ἀμάχως δέ, ὡς τοξότης.
Comme les assiégés ferment leurs portes. Mais toi, tu as surpris la garde et te voilà dans la place. Dis qui t’a fait entrer, à moins que les yeux ne soient quelque espion de l’amour qui serait venu s’emparer de l’âme.
ὡς οἱ πολιορκούμενοι τὰς πύλας. καὶ σὺ τὴν φρουρὰν λαθὼν ἔνδον εἶ. λέγε, τίς σε ἐσήγαγεν, εἰ μὴ τι τὰ ὄμματα ῾παρεῖδεν᾽. ἦν ἄρα πάθος ἐρωτικὸν καὶ κατὰ τῆς ψυχῆς γενόμενον.
On voit exprimée dans ces trois lettres l’idée que la beauté visuelle du destinataire est entrée par les yeux, et par cette voie a pu pénétrer jusqu’à l'âme de l’épistolier amoureux. Ainsi encore dans la lettre 25 : « Par quel endroit t’es-tu emparée de mon âme ? N’est-il pas clair que c’est par les yeux, par qui seuls la beauté peut entrer en nous ? » [πόθεν μου τὴν ψυχὴν κατέλαβες ; ἢ δῆλον ὅτι ἀπὸ τῶν ὀμμάτων, ἀφ᾽ ὧν μόνων κάλλος ἐσέρχεται ;]. L’amoureux se trouve totalement dépourvu de sa capacité à agir : il est victime d'une chose qui lui arrive sans qu’il l’ait provoquée intentionnellement.21 Cette image – qui intervient dans les lettres qui se situent après celles recourant à l’image cynégétique – renforce donc la tendance à l’inversion des rôles déjà mise en évidence dans l'analyse de l’image précédente.
Il faut évidemment reconnaître que l'image de l'assaut ou de l'invasion est très conventionnelle dans la représentation d’Eros. Mais il nous semble cependant que la façon dont Philostrate en fait usage engage un dialogue avec le platonisme, dans ce qui le rapproche et l’oppose au stoïcisme. En effet, l’image de la citadelle de l’âme censée protéger des invasions extérieures est notamment centrale dans le corpus stoïcien, comme en atteste l’ouvrage qui a fait date de Pierre Hadot, La Citadelle intérieure,22 à propos de Marc Aurèle, et comme cela est notamment manifeste chez Sénèque, en particulier dans le De ira.23 Si l’idée d’un conflit dans l’âme et d’une défense à organiser peut être être comprise à partir de l’analogie faite au livre IV de la République entre l’âme et ses parties et la structure d’un État, cette image s’inscrit chez Platon dans le cadre théorique d’une tripartition de l’âme et d’un conflit entre les différents « élans » de l’âme,24 alors qu’elle est, dans le stoïcisme, rendue compatible avec un monisme psychologique. Alors, l’effet spécifique de l’usage de cette métaphore est, chez Philostrate comme chez les stoïciens, qu’elle permet de représenter le désir érotique comme une force extérieure qui infiltre violemment l’âme, et non comme un conflit intérieur à l’âme qui doit lutter contre ses désirs inférieurs.
Que le jeu avec le platonisme passe par la reprise d’un lexique et d’images également présents dans le stoïcisme est d’un point de vue historique caractéristique de l’époque à laquelle écrit Philostrate : le platonisme de l’époque impériale est le fruit d’un dialogue et d’échanges permanents avec les autres doctrines et écoles philosophiques, et en particulier avec le stoïcisme.25 Mais nous faisons l’hypothèse que ce choix de Philostrate de reprendre nombre de formules stoïciennes – ou des versions stoïcisantes du platonisme impérial – lui permet de tenir in fine un propos anti-platonicien. En effet, pour Platon, la vision de la beauté extérieure à l’âme, en l’occurrence celle des beaux corps, sert à éveiller un désir intérieur, celui de l’âme – ou de sa partie supérieure, à laquelle il faut s’identifier –, qui vise les réalités supérieures. La tendance stoïcisante du propos de Philostrate lui permet ici de situer l’origine et la source du désir de l’âme à l’extérieur et non une impulsion intérieure fondamentale, ce qui lui permet de jouer contre Platon un lexique qu’il semblait en apparence simplement lui reprendre.
J’aime tes yeux, mais je hais les miens, car j’ai reconnu dans les premiers une grande intelligence, et dans les seconds une grande indiscrétion. Ils ignorent la honte.
τὰ μὲν σὰ ὄμματα φιλῶ, τὰ δὲ ἐμὰ οὐ φιλῶ, τοῖς μὲν γὰρ σύνεσιν πολλὴν συνέγνωκα, τοῖς δὲ δεινὴν περιεργίαν. ἀναίσχυντά ἐστιν.
Se trouve ici dramatisé le conflit entre la vraie personnalité de l’écrivain amoureux, c’est-à-dire son âme, et les yeux, qui sont accusés d’avoir des comportements honteux, qui rappellent l’effort insuffisant de Léontios dans la République pour ne pas regarder les cadavres.27 Dans ce passages, le désir faible et fautif est désigné de façon métonymiques, par le regard du personnage – métonymie que Philostrate, dans son jeu avec Platon, reprend très littéralement.
Et mon âme n’obéit que trop bien, elle obéit, incapable de faire la sourde oreille à ces gardes du corps pleins de convoitise. Car ils l’entraînent dehors malgré elle et la forcent à faire sienne tout ce qu’ils ont préalablement approuvé.
ἡ δὲ εὖ μάλα πείθεται, παρακούειν μὴ δυναμένη λίχνων δορυφόρων, καὶ γὰρ μὴ βουλομένην σύρουσιν ἔξω καὶ βιάζονται ὅσα αὐτοὶ προλαβόντες ἐπῄνεσαν.
Cette image est donc ambivalente : certes, d’une part, l'invasion est contrainte et involontaire ; mais d’autre part, il y a un plaisir sensitif qui résulte de la perception visuelle, dont on ne veut dès lors plus qu’il cesse. En somme, Philostrate affirme la coexistence du plaisir et de la peine dans la vision. Or dans le Philèbe,28 les plaisirs qui sont accompagnés de douleur sont dits impurs ou faux :29 ils sont à proscrire. Alors le propos de Philostrate tendrait à replacer l’homme à ce niveau inférieur auquel Platon considère qu’il ne faut pas rester. Même s’il faut tout de même remarquer que la conclusion du Philèbe – bien qu’elle ne soit pas évidente à déterminer – pourrait bien être que la vie de pur intellect est inaccessible à l’homme, et que seule la vie mixte, mêlant plaisir et pensée, lui est accessible – en quoi les propos de Philostrate ne seraient alors finalement pas si éloignés de ceux de Platon, malgré lui peut-être.
4 L’axiologie du désir : renverser la hiérarchie platonicienne
Nous avons relevé jusqu’à présent qu’aussi bien chez Philostrate que chez Platon – notamment dans le Phèdre et le Banquet –, la vision de la beauté suscite, réveille un désir. Le dissensus apparaît lorsqu’il faut identifier l’objet de ce désir, et sa valeur qui est corrélée à celle de son objet : s’agit-il de désirer les beaux corps d’ici-bas ou des vérités intelligibles d’un ordre supérieur ?
4.1 Un désir inextinguible : la subversion de la réminiscence
Hier, alors que j’ai fermé les paupières pour me reposer juste le temps d’un clin d'œil, ce temps me parut long, et certainement j’accusais mes yeux d’être insensibles à l’amour. « Comment avez-vous pu l’oublier ? Pourquoi avez-vous déserté votre garde ? »
ἐχθὲς συγκλείσας τὰ βλέφαρα ὅσον ἡσυχῆ σκαρδαμύξαι πολὺν ἡγούμην τὸν χρόνον : ἀμέλει τοῖς ὀφθαλμοῖς ὡς ἀνεράστοις ἐνεκάλουν : ‘τί δὴ αὐτῆς ἐπελάθεσθε ; τί δὲ τὴν φρουρὰν ἐξελίπετε ;
On retrouve le motif du regard érotique comme un assaut et une capture de l’âme, mais ici, contrairement à ce qui est dit dans toutes les autres lettres, l’écrivain accuse ses yeux d’oublier l’image de l’être aimé.30 Nous reviendrons à la fin de cette section sur le sens que l’on peut donner à cette exception.
C'est ainsi que j’ai moi aussi accueilli ta beauté et que je la porte partout dans les filets de mes yeux, et si je me déplace à la façon d’un voyageur, tu m’apparais sous l'aspect d’un pâtre assis là à séduire les rochers, si je vais sur la mer, la mer te fait surgir comme Aphrodite que fait sortir l’abîme, si je vais dans une prairie, tu surpasses en éclat les fleurs elles-mêmes […]. Bien plus, si je me trouve au bord d'un fleuve, voilà, je ne sais comment il a disparu de ma vue et je crois te voir couler à sa place, beau, majestueux, et beaucoup plus large encore que la mer.
οὕτω κἀγώ σε ὑπεδεξάμην καὶ φέρω πανταχοῦ τοῖς τῶν ὀμμάτων δικτύοις, κἂν ἐπὶ θάλατταν ἔλθω, ἀνάγει σε ἡ θάλαττα, ὥσπερ τὴν Ἀφροδίτην ὁ μῦθος, ἄν τε ἐπὶ λειμῶνα, αὐτῶν τῶν ἀνθέων ἐξέχεις. καὶ τί γὰρ ἐκεῖ τοιοῦτον φύεται ; καὶ γὰρ εἰ καλὰ καὶ χαρίεντα, ἀλλὰ μιᾶς ἡμέρας.
L'amoureux est donc forcé de voir l’être aimé, et ce paradoxe est central, car il faut alors expliquer comment l’esprit peut voir lui-même ce qui n’est pas actuellement présent, ce qui amène Philostrate à explorer le processus par lequel les impressions visuelles sont conservées dans la mémoire et sont par là rendues perceptibles nuit et jour et en tout lieu.
Ce lien avec la mémoire suggère immédiatement un intertexte avec la théorie platonicienne de la réminiscence. Celle-ci mobilise en effet l’idée que l’on ne peut jamais effacer ce que l’on a vu une fois.33 Cependant, chez Platon cette vision ineffaçable est celle des Formes ou Idées. Alors la prise de l’âme est définitive et irrévocable parce qu’elle en appelle à une réalité éternelle : le processus de la réminiscence consiste à se ressouvenir de ce qui a été vu quand les âmes étaient en train de contempler les réalités éternelles,34 et on s’en souvient au moyen du stimulus que constitue la vision de la beauté corporelle. Or Philostrate mentionne explicitement un souvenir terrestre, et non une réminiscence venue des vies antérieures, en particulier dans la lettre 26 : « tout ce qu’elle peut arracher à la beauté extérieure, elle [l’âme] l’accumule en elle-même et le thésaurise dans sa mémoire » [πάντων ἀμελήσασα ἐκείνων περὶ ἓν τοῦτο ἐσπούδακε, καὶ ὅσον ἂν τῆς ἔξω μορφῆς σπάσῃ, τοσοῦτον ἔνδον συντίθησι καὶ μνήμῃ ταμιεύεται]. Le rêve éveillé, l’hallucination n’est donc pas la présence, le rappel ici-bas d’une réalité d’ordre supérieur dont on ne pourrait se défaire, mais des souvenirs du monde d’ici-bas, de la beauté terrestre et corporelle. La perception dont on se souvient ne précède pas la vie terrestre, elle est un élément réel de la vie d’ici-bas qui est comme métaphoriquement divinisé dans un discours parodiant les thèses platoniciennes.
Ces éléments nous amènent à revenir sur la lettre 36 évoquée en premier lieu. On peut y voir l’effet du style propre à Philostrate, dont il faut rappeler qu’il est rattaché à la seconde sophistique,35 du jeu qui consiste à affirmer une chose puis son contraire. Mais il nous semble que l’on peut ici, de façon plus précise, y déceler une certaine ironie à l’égard du platonisme. En effet, dans cette lettre, l’épistolier finit pas oublier, ce qui d’un point de vue platonicien est impossible. Mais cela est impossible lorsqu’il est question d’oublier les réalités éternelles. Dès lors que Philostrate opère un retour sur terre, vers les choses bassement corporelles, alors on peut oublier : il n’y a pas, au fond, d’absolu tel dans les choses humaines. Les visages finissent par être oubliés, l’amour, qui paraît définitif et sans pareil, peut tout simplement cesser. Cette ironie est d’autant plus plausible si l’on adopte l’ordre des manuscrits de la famille F2, car alors la lettre figurant l’oubli se situe une dizaine de lettres après les lettres opérant la subversion de la réminiscence : le lecteur a vu la façon dont Philostrate tourne en dérision les réalités éternelles, l’oubli présent dans cette lettre qui intervient plus loin constitue alors une pointe d’ironie.
4.2 De l’ascension à la chute
Cette subversion de la réminiscence implique corrélativement une inversion du mouvement opéré par les âmes. Chez Platon, on est emporté sans retour possible dans une ascension : il s’agit de ne pas rester à cette beauté corporelle, terrestre, matérielle. C’est ce qui est exposé dans le discours de Diotime dans le Banquet :36 l’âme est guidée vers l’intellection des idées à partir de la vision de la beauté des corps ici-bas. La perception visuelle de la beauté est le stimulus qui éveille le désir, certes, mais l’âme prend conscience que ce désir est en réalité celui des beautés supérieures, et en dernière instance de la véritable beauté, celle des Formes ou Idées. Platon reconnaît un intérêt pour la beauté terrestre seulement dans la mesure où elle permet à l’amoureux de se souvenir de la beauté intelligible qu’il a rencontrée dans son existence passée, et qui, dès lors qu’il s’en est souvenu, doit devenir le seul objet de désir. La vision des beaux corps initie donc une ascension, une remontée. De même dans le Phèdre,37 la vision de la beauté terrestre fonctionne comme la première étape d'un long processus qui permet à l’âme de retrouver sa communion originelle avec la vérité et le bien.
Chez Philostrate, se substitue à l’ascension platonicienne un mouvement inverse de descente, de chute. Ainsi, à la lettre 24 : « Si je lève les yeux au ciel, je m’imagine que le soleil est tombé et poursuit sa course quelque part plus bas, et qu’à sa place brille celui que je désire. » [ἀπιδών δὲ ἐς οὐρανὸν τὸν μὲν ἥλιον ἡγοῦμαι κατιέναι καὶ κάτω που βαδίζειν, ἀντ᾽ ἐκείνου δὲ σὲ φαίνειν]. Là où le soleil représente chez Platon le Bien intelligible, ce dernier se voit substituer l’image de l’être aimé mortel. Abandonnant l’intelligible, l’âme est désormais attirée par la lumière de la beauté corporelle, qui occupe dès lors le sommet de l’échelle axiologique. L’âme est forcée de se tourner vers l’éclat de l’être désiré. C’est l’exact contraire de ce qui est décrit par Platon dans le mythe eschatologique de la caverne qui figure au livre VII de la République :38 les prisonniers y sont libérés de la caverne et forcés contre leur volonté d’abandonner les ombres et d’entrer dans la lumière du soleil. Certes, il y a également dans ce texte un moment de redescente : mais c’est celle du philosophe, qui redescend non pas parce qu’il est séduit par les réalités terrestres, mais pour susciter la remontée chez ceux qui sont encore prisonniers, et non parce que ce qu’il désire est quelque part plus bas. Il nous faudra cependant nous demander si l’être désiré qui brille mentionné dans cette lettre désigne les charmes du corps et les plaisirs qu’ils promettent, ou la seule vision de l’être aimé et désiré, son image.
Assurément, avant que l’Amour ne vienne voler sur la terre, l’âme ne connaissait d’autre beauté que le Soleil et c’était pour elle le seul spectacle, le seul objet à admirer, mais à peine eût-elle goûté à la beauté humaine qu’elle laissa tomber cette ferveur première et tomba dans une cruelle servitude, dont les tâches consistent à passer des nuits à veiller une porte, à dormir sur la terre, à résister à la chaleur et au froid, et à se battre avec le rival en amour à qui l’on dit : « tue-moi ou je te tuerai ! ».
ἀμέλει πρὶν ἔρωτα ἐς γῆν καταπτῆναι μόνον τὸν ἥλιον ἠπίστατο καλὸν ἡ ψυχὴ καὶ τοῦτο αὐτῆς τὸ θέαμα καὶ θαῦμα ἦν, γευσαμένη δὲ ὥρας ἀνθρωπίνης ἔκαμε καὶ τῆς σπουδῆς ἐκείνης κατέπεσεν, ἐς δὲ θητείαν μετήχθη πικράν.
Au lieu de libérer l’âme de sa prison corporelle ici-bas,39 on tombe en servitude. Il y a de plus une ironie certaine dans la description de l'amoureux qui est tombé en servitude, puisque cette pauvreté de mise, le couchage à même le sol, rappelle la description de Socrate du personnage d’Alcibiade dans le Banquet de Platon40 – description qui elle-même fait écho à celle d’Éros. Là où ces descriptions du dénuement de l’état amoureux étaient, chez Platon, celles de celui qui désormais s’est tourné vers l’intelligible, elles deviennent chez Philostrate celles de celui qui est ancré sur terre parmi la beauté des beaux corps.
4.3 Le désir du philosophe
Celle-ci, [l’âme de celui qui aime] autrefois, lorsqu’elle était seule, arrêtait sa pensée où elle voulait, se consacrait aux plus beaux problèmes de la philosophie, et son amour consistait à contempler « le dos de la voûte céleste », à chercher à en découvrir « la véritable nature ».
ἥγε πάλαι μὲν μόνα ἐνεθυμεῖτο, ἃ ἤθελε, καὶ περὶ τὰ κάλλιστα ἐσπουδάκει φιλοσοφοῦσα, καὶ ἦν αὐτῆς ὁ ἔρως τὰ οὐρανοῦ νῶτα ὁρᾶν καὶ περὶ τῆς κατὰ ταῦτα οὔσης οὐσίας πολυπραγμονεῖν.
Mais à partir du moment où elle a eu commerce avec l'amour humain et qu’elle a été captivée par la beauté grâce au truchement des yeux, l’âme négligeant toutes ces occupations passées, ne s’est plus consacrée qu’à ce seul objet.
ἀφ᾽ οὗ δὲ ἀνθρωπίνῳ πλησιάσασα ἔρωτι ἑάλω κάλλους ὄμμασι, πάντων ἀμελήσασα ἐκείνων περὶ ἓν τοῦτο ἐσπούδακε.
Philostrate montre comment la beauté de l'être aimé affecte l’âme et change les intérêts de l’épistolier : une fois que l’âme a saisi la vision de la beauté humaine, la spéculation philosophique est pour toujours laissée derrière.
Selon Antonios Pontoropoulos,41 l’intertextualité platonicienne de la lettre 26 peut être lue comme une façon de déconstruire la vision idéalisée des relations pédérastiques, puisque la pédérastie est représentée comme quelque chose de très négatif qui détourne l’âme de ses intérêts intellectuels. Cette lecture est intéressante, mais il nous semble que l’on peut complexifier quelque peu l’analyse. En effet, il est certain qu’il y a une critique de l’institution pédérastique dans les lettres érotiques de Philostrate, et manifestement la critique du platonisme et de sa façon d’envisager les rapports érotiques participe de cette remise en question de la pédérastie comme rapport pédagogique. Cependant, ainsi que nous l’avons relevé, Platon est lui-même dans une certaine mesure critique des rapports pédérastiques conventionnels et sa façon de les aborder dans les dialogues – notamment le Banquet et le Phèdre – est subversive. Ainsi, il nous semble que Platon – et sa vision de la pédérastie repensée comme un rapport pédagogique – est à la fois l’objet de la critique de Philostrate et son moyen : il s’appuie aussi sur les éléments subversifs déjà présents chez Platon, en mettant en place un jeu intertextuel.
5 L’objet du désir : rapport charnel ou contemplation ?
Nous avons montré jusqu’à présent que, chez Platon comme chez Philostrate, la vision par les yeux de la beauté du corps de l’être aimé suscite un désir. Il s’agit à présent d’éclaircir la nature et l’objet de ce désir. En un certain sens, chez Platon comme chez Philostrate, c’est la vision d’une image qui suscite le désir, mais de quel type d’image s’agit-il ? Et de quel ordre est le désir qui se trouve par là suscité ?
5.1 La possibilité de la cécité : la vision est-elle nécessaire ?
Commençons cependant par élucider un cas problématique : si c’est la vision d’une image qui suscite le désir, que se passe-t-il si la vision n’est pas possible, i.e. en cas de cécité ? Il se trouve que le motif de la cécité revient à plusieurs reprises dans les lettres de Philostrate, et il est mobilisé d’une façon originale. Contre le lieu commun, l’amoureux est loin d’être aveugle, bien au contraire, c'est précisément parce qu’il n’est pas aveugle, parce qu’il est capable de vision qu’il peut tomber amoureux et éprouver du désir. Ainsi à la lettre 36 : « Quel fleuve serait aveugle au point de ne pas entretenir ta terre ? » [τίς γὰρ οὕτω τυφλὸς ποταμός, ὡς σὴν γῆν μὴ γεωργεῖν ;]. Alors il semble que, par contraposée, les aveugles ne puissent pas tomber amoureux et être sujets à un désir érotique. Ils manquent en effet des moyens par lesquels l’amour gagne l’accès à l'âme. Ainsi que nous l’avons montré plus haut, ce sont les yeux qui sont les organes capables de percevoir le monde extérieur et dont les protections doivent être franchies pour permettre l’accès à l’âme. Vient confirmer cette idée le fait que lorsque les tourments de l’amour se font trop oppressants, les aveugles sont enviés, ainsi à la lettre 25 : « Dieux, qu’ils sont bienheureux les aveugles de naissance, en qui l’amour n’a pas de chemin d’accès ! » [τοιγαροῦν ἀγρυπνεῖτε καὶ κᾴεσθε, ἀπαλλαγὴν ὧν εἵλεσθε εὑρεῖν μὴ δυνάμενοι], et un peu plus haut, les yeux sont dits être les « méchants porte-torches de l’Amour et [les] témoins indiscrets de la beauté des corps » [κακοὶ δᾳδοῦχοι ἔρωτος καὶ τῆς τῶν σωμάτων ὥρας περίεργοι μάρτυρες].
À ce propos on pourrait également mentionner la lettre 52, adressée A Nicetes, seulement éditée par Kayser :42 « Ce n’est pas le fait d'aimer qui est une maladie, mais celui de ne pas aimer, car si l’amour est engendré par la vue, ceux qui n’aiment pas sont aveugles. » [οὐ τὸ ἐρᾶν νόσος, ἀλλὰ τὸ μὴ ἐρᾶν, εἰ γὰρ ἀπὸ τοῦ ὁρᾶν τὸ ἐρᾶν τυφλοὶ οἱ μὴ ἐρῶντες]. Il s’agit ici aussi de réfuter ironiquement les maximes populaires selon lesquelles l’amour est une maladie et l’amour est aveugle. Si la source du désir se situe dans la vue, alors cela signifie que les amoureux ne sont pas aveugles, et par extension que l’amour n’est pas une maladie. Le jeu rhétorique et chargé d’ironie de Philostrate consiste à confondre délibérément, ici encore, les niveaux métaphorique et littéraire. La cécité de l'amoureux dans la littérature est largement une figure du discours employée métaphoriquement. Philostrate la comprend intentionnellement de façon littérale, comme une incapacité à voir. On pourrait n’y voir qu’un jeu de sa part, une façon de tourner en dérision une certaine littérature – notamment la poésie épigrammatique et lyrique, en particulier latine –, encore une fois caractéristique des procédés de la seconde sophistique. Cependant, il nous semble que cette compréhension littérale, certes ironique, lui permet aussi de souligner le lien étroit qui unit vision et désir, et qui traverse l’ensemble du corpus épistolaire.
« Où est-elle et que lui est-il arrivé ? Indiquez-moi cela au moins. » Croyant entendre leur réponse, j’allai là où je pensais te voir, et ce faisant je te cherchai comme si tu avais été enlevée. Que vais-je donc faire si tu es partie à la campagne comme l’an dernier et que tu délaisses tes relations de la ville pendant de longs jours ? Je tiens cela pour inévitable, mon âme est définitivement perdue si elle n’a rien d’agréable ni à entendre ni à voir.
ποῦ δέ ἐστι καὶ τί γέγονε ; κἂν τοῦτο αὐτὸ μηνύσατε.’ νομίσας δὲ ἀκούειν ἀπῆλθον ἔνθα σε ὄψεσθαι ᾠόμην καὶ τοῦτο ἐκεῖνο ἐζήτουν ὡς ἡρπαγμένην. τί οὖν μέλλω ποιεῖν, ἐὰν ἐξελάσῃς ἐς ἀγρόν, ὡς πέρυσι, καὶ πολλῶν ἡμερῶν τὰς ἐν ἄστει διατριβὰς καταλίπῃς ; ἡγοῦμαι ἀναγκαῖον σαφῶς ἀπολωλέναι μηδὲν ἔχοντα ἡδὺ μήτε ἀκούειν μήτε ὁρᾶν.
Cette lettre pourrait nous amener à conclure que la seule perception auditive – même hallucinatoire ou remémorée grâce à la mémoire – peut être suffisante au désir de l’amant, et à franchir le pas consistant à affirmer qu’alors la cécité n’est pas un obstacle au désir. Cependant, il nous semble que nous ne disposons pas d’assez d’éléments pour conclure cela. En effet, dans cette lettre, la perception auditive est évoquée de façon solidaire avec la perception visuelle : il s’agit plutôt de l’expression d’un besoin de revoir et de réentendre l’être aimé, d’un besoin d’être comblé par sa présence en la percevant par tous les sens. Et surtout, il ne s’agit pas ici de la première perception de l’être aimé, celle initiale qui éveille le désir, mais d’un désir de retrouver l’être aimé momentanément absent. L’idée exprimée par cette lettre est plutôt que l’épistolier amoureux est totalement dépendant du destinataire et de tout ce qu’il peut percevoir et recevoir de lui.44 Nous devons donc laisser la difficulté posée par la possibilité de la cécité dans une relative aporie. Il semble bien que pour Philostrate la vision soit nécessaire au désir et à l’amour…
5.2 Deux images impliquant le contact : les coupes et la fontaine
La lettre 36, à propos de laquelle nous venons de mentionner que l’épistolier y exprime un désir de voir et d’entendre l’être aimé, s’achève ainsi : « Il n’y a que tes seins que je touche avec plaisir » [μόνων ἡδέως τῶν σῶν μαστῶν ἅπτομαι]. D’une part, cette conclusion conforte la lecture que nous avons proposée de cette lettre : la diversité des sens mentionnés successivement est la marque de l’emprise totale de l’amoureux et du désir total qu’il éprouve pour l’être aimé. D’autre part, cette phrase de clôture semble signifier que c’est un contact physique et sexuel qui est désiré. Sur ce point cependant, deux thèses contradictoires semblent soutenues dans différentes lettres. Elles prennent toutes deux, en un certain sens, un point de départ platonicien, mais le détournent de son but et de son sens initial.
Mais à tous ces maux tu es le remède si tu veux bien recevoir, en l’échange d’une tâche qui te coûtera peu de temps, des œuvres immortelles, et en échange du bref plaisir charnel, une reconnaissance qui ne vieillira jamais, car ce que tu donneras est facile et commun à tout être féminin, mais ce que tu gagneras en retour dépasse tout ce que je pourrais en dire, tout à la fois de l’affection, de la reconnaissance et une nuit dont peuvent naître une mère et un père.
τούτων δὲ εἶ πάντων σὺ τὸ φάρμακον ἔργου ἐφημέρου ποιήματα ἀθάνατα καὶ ϐραχείας σώματος ἡδονῆς μνήμην ἀντιλαϐοῦσα ἀγήρω ἃ μὲν γὰρ δώσεις, κοινὰ καὶ ῥᾳδία τοῦ θήλεος παντός, ἃ δὲ κτήσῃ ἀντὶ τούτων οὐδ' ἂν εἴποιμι ὅσα· εὔνοια καὶ μνήμη καὶ νύξ, ἀφ' ὧν καὶ μήτηρ καὶ πατὴρ γίγνεται.
Tu m’ordonnes de ne pas te regarder, et moi de ne pas te laisser regarder. Quel est le législateur qui prescrit la première défense, et celui qui prescrit l’autre ? Si ni l’un ni l’autre ne sont interdits, ne nous privons pas, toi des compliments que tu recevras en te montrant, et moi de la liberté d’être charmé. Ni la source ne dit « ne bois pas », ni l’arbre « ne cueille pas de fruits », ni la prairie « n’approche pas ». Toi aussi, femme, suis les lois de la nature et apaise la soif (d’un passant que ton étoile a perdu).
κελεύεις μοι μὴ βλέπειν κἀγὼ σοὶ μὴ βλέπεσθαι. τίς τοῦτο κελεύει νομοθέτης ; τίς δὲ καὶ ἐκεῖνο ; εἰ δὲ μηδέτερον κεκώλυται, μήτε ἑαυτὴν ἀφαιροῦ τῆς ἐς ἐπίδειξιν εὐδοκιμήσεως, μήτε ἐμὲ τῆς ἐς τέρψιν ἐξουσίας. οὐδὲ πηγὴ λέγει ‘μὴ πίῃς’, οὐδὲ ὀπώρα ‘μὴ λάβῃς’, οὐδὲ λειμὼν ‘μὴ προσέλθῃς’. ἕπου καὶ σὺ τοῖς νόμοις καὶ διψῶντα παῦσον.
Est mobilisé ici l’argument selon lequel il n’y a pas de bonne raison de se priver du plaisir sexuel, de le refuser à l’amoureux. D'une façon qui parodie typiquement la sophistique athénienne, Philostrate joue la nature contre la culture.
Selon la seconde thèse au contraire, le regard suffit et fait office de substitut de la copulation, voire il s’avère même supérieur à la rencontre érotique concrète. Cette idée que le regard érotique peut faire office de substitut à la relation érotique a des occurrences dans le contexte du roman grec.45 Philostrate s’inspire visiblement des descriptions dans lesquelles l’échange de regards amoureux constitue une forme de copulation à distance.46 Cette seconde thèse est en effet présente clairement dans les deux lettres 39 et 40 qui se suivent – dans la famille F2 – et fonctionnent ensemble, et elle est exprimée au moyen de deux images : les coupes à boire et la fontaine. Il s’agit d’une reprise du topos selon lequel les baisers de l’être aimé peuvent être mis dans une coupe et donnés à l’amoureux qui les boira – une image qui est plus évidemment compréhensible en grec puisque le bord de la coupe est la lèvre de la coupe.
C'est de verre que sont faites les coupes, mais tes mains les font d’or et d’argent, de sorte aussi que leur transparence semble venir de tes yeux. Mais cette limpidité est sans âme et sans mouvement, comme celle des eaux stagnantes, tandis que les coupes qui se voient sur ton visage semblent réjouir non seulement par leur transparence générale, mais par leur reconnaissance des baisers. Pose donc là ces coupes de verre et abandonne-les à leur sort, notamment par crainte de leur matière si fragile, et ne me donne à boire que de tes yeux, source à laquelle s’est aussi abreuvé Zeus quand il fit d’un beau garçon son échanson. Et si tu veux, ne gaspille pas le vin, ne verse que de l'eau, porte la coupe à tes lèvres pour la remplir de baisers et donne-la à ceux qui en ont besoin, car il n’y a pas d'homme assez ignorant de l’amour pour désirer encore les charmes de Dionysos après avoir goûté aux vignes d’Aphrodite.
ἐξ ὑέλου μὲν τὰ ἐκπώματα, αἱ δὲ σαὶ χεῖρες ἀργυρᾶ αὐτὰ ποιοῦσι καὶ χρυσᾶ, ὡς τούτοις τὸ βλέπειν ὑγρῶς παρὰ τῶν σῶν ὀμμάτων εἶναι : ὥστε ἐκεῖνα μὲν κατάθου καὶ χαίρειν ἔα τά τε ἄλλα καὶ διὰ τὸν ἐν τῷ σφαλερῷ τῆς ὕλης φόβον, ἐμοὶ δὲ μόνοις πρόπινε τοῖς ὄμμασιν, ὧν καὶ ὁ Ζεὺς γευσάμενος καλὸν οἰνοχόον παρεστήσατο. εἰ δὲ βούλει, τὸν μὲν οἶνον μὴ παραπόλλυε, μόνου δὲ ἐμβαλοῦσα ὕδατος καὶ τοῖς χείλεσι προσφέρουσα πλήρου φιλημάτων τὸ ἔκπωμα καὶ οὕτως δίδου τοῖς δεομένοις. ἔστι γὰρ ἀνέραστος οὐδεὶς οὕτως, ὡς ποθεῖν ἔτι τὴν Διονύσου χάριν μετὰ τὰς τῆς Ἀφροδίτης ἀμπέλους.
L’image des coupes fait appel à l’élément qu’est l’eau, et mobilise son caractère liquide, fluide : le beau regard de l’être aimé est décrit comme ὑγρότης. L’emploi de cet adjectif rappelle le discours d’Agathon dans le Banquet où Éros est dit être humide [ὑγρός].47 S’il y a une lettre qui mentionne une torche, le medium dominant qui connecte l’amoureux et l’être aimé est non pas le feu mais l’eau. Si cette image a des antécédents, elle nous semble tout de même être une marque claire de l’intertexte platonicien. En effet, le medium de l’eau est présent dans le Phèdre à travers les concepts de source [πηγή]48 et de flux, alors que dans la poésie épigrammatique par exemple, le désir de l’amoureux se manifeste essentiellement par un feu allumé par les yeux de l’être aimé.
Cependant, chez Platon, ces termes sont employés en un sens imagé et non matérialiste : on se représente métaphoriquement la beauté comme entrant dans l’âme sous la forme d’un courant. L’idée que ce serait littéralement par un transfert de liquide que se transmet la connaissance dans un rapport pédagogico-érotique est même explicitement réfutée au début du Banquet.49 Il faut cependant se demander à quel point l’interprétation apparemment matérialiste est à comprendre comme telle, ou s’il s’agit encore une fois d’une façon sophistique et joueuse de prendre les métaphores au pied de la lettre. La particularité de Philostrate tient en ce que ces topoi aquatiques et liquides sont mis au service de sa conception du désir érotique comme étant relatif à la vision, et non à un contact – une part de la critique platonicienne est donc reprise. L’idée semble être la suivante : pour quelqu’un qui a soif, la vue est une sorte de boisson. On retrouve alors les caractéristiques de la vue mises en évidence au début de l’exposé : les positions de celui qui voit et de celui qui est vu sont inversées, et comme dans le Phèdre de Platon,50 le courant visuel reflété dans les yeux de l’éraste crée une sorte de « contre-amour » chez l’éromène, de sorte que de la rencontre des regards naît une forme d’échange réciproque.
Tes yeux sont plus transparents que les coupes à boire, si bien qu'on peut voir jusqu'à ton âme à travers eux, […] et tu me parais nous apporter de l'eau de tes yeux comme si c'étaient des fontaines, et par cela être l'une des nymphes. […] Moi le premier, dès que je te vois, je suis altéré et, malgré moi, je m'installe et reposant la coupe sur la table, je ne la porte pas à mes lèvres : je sais que je m'abreuve de toi.
τὰ μὲν ὄμματά σου διαυγέστερα τῶν ἐκπωμάτων, ὡς δύνασθαι δι᾽ αὐτῶν καὶ τὴν ψυχὴν ἰδεῖν, […] καί μοι δοκεῖς καὶ τὸ ὕδωρ φέρειν ὡς ἀπὸ πηγῶν τῶν ὀμμάτων καὶ διὰ τοῦτο εἶναι Νυμφῶν μία. […] ἐγὼ πρῶτος, ἐπειδὰν ἴδω σε, διψῶ καὶ ἵσταμαι μὴ θέλων, τὸ ἔκπωμα κατέχων : τὸ μὲν οὐ προσάγω τοῖς χείλεσι, σοῦ δ᾽ οἶδα πίνων.
On voit bien ici que l'effet liquéfiant des yeux est jugé supérieur, et de ce fait, Philostrate plaide pour un abandon des coupes afin de de boire seulement avec les yeux : la soif d'un rapport érotique est satisfaite par la seule vue : une union au sens fort serait atteinte par le seul regard. Ce privilège de la vue sur le toucher est platonicien, mais chez Platon, cette vue ne doit pas rester celle des beautés corporelles mais remonter à celle des beautés et vérités éternelles, ce à quoi se refuse Philostrate.
5.3 La mention du contexte sympotique
Dans les deux lettres que nous venons de commenter, l'auteur utilise également des termes relatifs au contexte sympotique. Ce ne sont pas les seules occurrences de représentations de banquets dans le registre épistolaire à l’époque impériale,51 et les analyses de Jason König52 ont montré qu'on trouve deux types de lettres mentionnant des banquets : d’une part les lettres d'invitation, d’autre part, les lettres relatant rétrospectivement les événements s’étant produits lors d’un banquet à l’intention de quelqu'un qui n'était pas présent. Or chez Philostrate, on ne se trouve dans aucune de ces deux configurations : le banquet sert à faire référence à une rencontre passée, et une fois ce cadre posé, il n’est pas davantagé évoqué. Cela suppose donc un moment lors duquel l'amoureux et son être aimé se sont bel et bien rencontrés. Plus généralement, dans la plupart des lettres, une rencontre ayant précédé la rédaction de la lettre est sous-entendue, et fonctionne comme un moment d'inspiration qui appelle et justifie l'écriture de la lettre par la suite.
Ainsi dans la lettre 36 : « J'allai là où je pensais te voir, et ce faisant je te cherchai comme si tu avais été enlevée. » [ἀπῆλθον ἔνθα σε ὄψεσθαι ᾠόμην καὶ τοῦτο ἐκεῖνο ἐζήτουν ὡς ἡρπαγμένην]. La formule suggère que l'écrivain amoureux a vu l’être aimé en un lieu précis, et même qu'il avait l'habitude de l'y rencontrer. Il est donc certain que tous deux ont partagé le même espace physique dans une situation passée. Il nous faut cependant remarquer que les circonstances de cette rencontre ne sont jamais suffisamment précises pour que le lecteur puisse se représenter ce moment, la rencontre en tant que telle n'est jamais racontée. Bien au contraire, si une rencontre est décrite, c'est une rencontre future projetée, fantasmée, espérée, ce qui nous amène à nous demander si ce moment de la rencontre initiale est réel ou imaginaire. Autrement dit : est-il nécessaire d'avoir vu réellement l'être aimé un jour pour que le désir soit suscité ?
Les yeux sont les conseillers de l'amour, mais c'est en t'abreuvant de sa renommée que tu aimes un garçon d'Ionie alors que tu habites à Corinthe, et cela peut paraître de la divination pour ceux qui ne savent pas encore qu'on peut voir avec l'esprit.
οἱ ὀφθαλμοὶ ξύμβουλοι τοῦ ἐρᾶν, σὺ δ᾽ ἀκοὴν σπάσας ἐρᾷς Ἰωνικοῦ μειρακίου οἰκῶν Κόρινθον. τουτὶ δὲ μαντικὸν φαίνεται τοῖς οὔπω εἰδόσιν, ὅτι νοῦς ὁρᾷ.
Cette lettre décrit comment un garçon corinthien est tombé amoureux d'un garçon ionien à partir du seul récit de sa beauté, de la rumeur qui s’est répandue à propos de sa beauté et dont le récit est parvenu jusqu’à lui. C’est donc la vision suscitée par la description de la beauté du garçon corinthien dans l’esprit du garçon ionien qui a provoqué son amour et son désir. Mais il n’est pas question ici cependant d'une vision de l'esprit d'un ordre supérieur, s'apparentant à une forme d'intellection ou de communion avec le divin – comme le voudrait le platonisme. Il y a bien plutôt chez Philostrate l'idée que langage a la capacité de créer une présence vivante et visuelle :53 c'est le procédé littéraire de l'ekphrasis – qui est par ailleurs très familier à Philostrate puisque c'est le procédé central de ses Tableaux [Εἰκόνες / Imagines].54 Il nous semble donc que l’on peut raisonnablement suivre l’hypothèse d’Antonios Pontoropoulos,55 selon laquelle, c'est en dernière instance la prose de l'écrivain qui est visée et louée ici : une bonne composition en prose peut créer l'impression visuelle de l'être aimé et ainsi éveiller le désir érotique de l'épistolier – et de ses lecteurs. Cela permettrait d'expliquer que les descriptions de scènes de rencontre ne se situent jamais dans une narration au passé mais toujours au futur : l'image n'est pas celle d'une situation réelle, mais celle qui doit être projetée, fantasmée, et donc désirée.
Reste tout de même cette difficulté que cette lettre n'est pas dans notre corpus, comme la lettre 52 de l’édition Kayser citée précédemment, elle est très courte, synthétique et épigrammatique, mais surtout elle fonctionne de façon métalittéraire. Elle suggère une hypothèse de lecture et une grille d'interprétation à appliquer aux autres lettres. Or, cette façon de procéder ne nous semble pas caractéristique de la façon de faire de Philostrate, qui semble bien plutôt préférer ne pas donner de règle de décryptage de son jeu littéraire et laisser son lecteur se perdre dans les échos et contradictions qu’il introduit volontairement. Pour autant, l’hypothèse de lecture suggérée par cette lettre ultérieure nous paraît particulièrement pertinente et intéressante pour ce qu’elle permet de faire ressortir du texte des Lettres érotiques de Philostrate.
6 Conclusion
Ce parcours thématique et progressif à travers les Lettres érotiques de Philostrate nous a permis de mettre en évidence la façon complexe dont Philostrate joue avec le texte de Platon dans sa façon d’écrire. Il s’agit toujours d’un positionnement critique et subversif vis-à-vis du platonisme, qui peut être résumé rapidement de la façon suivante : Philostrate opère un retour sur terre, un ancrage dans la beauté corporelle d’ici-bas. Cependant, nous avons montré que cette inversion de l’axiologie platonicienne se fait grâce et au moyen du platonisme : Philostrate reprend à Platon ses images et la façon dont il subvertit lui-même certaines normes – notamment l’institution pédérastique – pour les retourner contre lui avec humour et ironie. Et finalement, pour Platon comme pour Philostrate, la beauté corporelle et humaine qui éveille le désir érotique est seulement une image. Mais pour Platon, la beauté des corps est l'image de la beauté véritable et idéelle, alors que pour Philostrate, cette image est celle produite par le talent de l'écrivain épistolier.
Éditions citées
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Hodkinson (2021) 221–257.
Pontoropoulos (2019) 36–41 ; 48–54 ; 95–96 ; 99–136 ; 184–189 ; 211–217.
Walker (1992) 132–148.
Lannoy (1997) 2262–2449.
Cette hypothèse fait l'objet de ses recherches en cours. Elle a notamment été présentée lors de sa communication « Les Lettres de Philostrate : quelles lettres ? quel Philostrate ? », au séminaire de l'Association des Études grecques (CNRS), Sorbonne, Paris, le 5 février 2024, et au séminaire « Littérature grecque d’époque impériale : Philostrate, Lettres érotiques », septembre–décembre 2023, ENS, Paris.
La traduction des lettres citée est dans tout l’article celle de : Bounoure –Serret (2019).
Lucioni (1959) 21.
Voir Vasiliu (2021) 54–56.
« Combien de fois, crois-tu, ai-je ouvert les yeux pour toi, afin que tu puisses t'en aller, comme ceux qui détendent les filets pour donner à leur gibier la possibilité de s'enfuir ? » [ποσάκις σοι τοὺς ὀφθαλμοὺς ἀνέῳξα, ἵνα ἀπέλθῃς, ὥσπερ οἱ τὰ δίκτυα ἀναπτύσσοντες τοῖς θηρίοις ἐς ἐξουσίαν τοῦ φυγεῖν]
Dover (1978) 100–109.
Voir Bady (2005) 139–140 ; Dumas-Dubreuil (2005) 29–32 ; Brisson –Renaut (2017) 9–13.
203d.
Walker (1992) 134.
Foucault (1984) 265.
Bady (2005) 139.
124c.
214b–e.
Pontoropoulos (2019) 95–110.
Setaioli (2021) 260–265.
Renaut (2007) 185–187.
Voir Bonazzi–Helmig (2007) ; Bonazzi–Opsomer (2009) ; Sedley (2005) 117–142.
Walker (1992) 133. Voir dans le Phèdre de Platon, 255c, l’idée déjà que les yeux sont le chemin de l’âme.
Platon, République, IV 439e.
41a–42c.
Voir Teisserenc (1999) 267–297 ; Jouët-Pastré (2013) 93–94 ; Lefebvre (2012) 267–269.
Pontoropoulos (2019) 105–120.
Voir Phèdre, 255d–e ; Banquet, 207a–d et 208b.
Walker (1992) 134.
Voir Phèdre 246c–248e ; Timée 35a–c et 90d.
Voir Miles (2021) 275 et sq.
210a–212a.
249a–250e.
VII, 515e.
Phédon 62b ; Cratyle 400c, et voir Courcelle (1966) 101–122.
215a–217b.
Pontoropoulos (2019) 211–217.
Cette lettre ne fait pas partie du corpus que nous étudions principalement, puisqu’elle ne figure pas dans la famille de manuscrits F2, et de ce fait n’est pas éditée par Kai Brodersen. Cela peut paraître étonnant parce qu’elle contient des éléments relatifs au thème du rapport entre vision et désir qui nous occupe, et que son contenu est pertinent pour notre propos : il donnerait des arguments et preuves textuelles supplémentaires. Cependant, il faut constater que la lettre fonctionne d'une certaine façon à un niveau méta-littéraire par rapport aux autres lettres du corpus : elle les résume, et sa forme est très synthétique, courte et épigrammatique. L’hypothèse d’Emeline Marquis déjà mentionnée, selon laquelle les lettres supplémentaires figurant dans la famille F1 ont été ajoutées ultérieurement au corpus initial, trouve donc un argument à la fois dans cette différence formelle, et dans la similarité thématique – qui justifie qu’il ait été jugé pertinent à un moment dans la transmission du texte d’ajouter ces lettres au corpus. La même remarque est valable pour la lettre 41 de l’édition de Kayser mentionnée plus bas.
Hodkinson (2021) 253–254.
Voir par exemple Achille Tatius, Leucippe et Clitophon, I, 9, 4. Voir Goldhill (2010) 154–194.
Walker (1992) 143.
196a.
230b ; 233d ; 235c et 253a.
213e−214a.
255d.
Voir notamment les Lettres à des parasites d'Alciphron, et le commentaire de Schmitz (2004).
König (2007) 259–282.
Walker (1992) 135.
Remarquons que cela pourrait raisonnablement impliquer que l'aveugle est aussi susceptible de recevoir des d'images créées dans son esprit suite à l’écoute d’un récit, et donc ne serait pas exclu du désir et de l’amour.
Pontoropoulos (2019) 115–122.