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Linda Németh Université de Pécs, Hongrie

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https://orcid.org/0009-0000-0511-7134
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Abstract

The aim of our study is to explain and define the ‘dream-program’ in its relation to the premonitory dream, based on the definitions introduced by Herman Braet. Although the ‘dream-program’ has drawn on a variety of traditions, our study focuses on the effects of dream material borrowed from Antiquity. In our paper we attempt to explain meaningful dreams through ancient classification systems and their literary manifestations in the French medieval literature. As the ‘dream-program’ is more common in twelfth-century narrative literature, our textual examples dating mainly from this period allow us to define sub-categories according to dream scenarios, thus broadening our reflections on the concept. Our ambition is to (re)explore this type of dream, which essentially claims a literary status and a cultural dimension.

Abstract

The aim of our study is to explain and define the ‘dream-program’ in its relation to the premonitory dream, based on the definitions introduced by Herman Braet. Although the ‘dream-program’ has drawn on a variety of traditions, our study focuses on the effects of dream material borrowed from Antiquity. In our paper we attempt to explain meaningful dreams through ancient classification systems and their literary manifestations in the French medieval literature. As the ‘dream-program’ is more common in twelfth-century narrative literature, our textual examples dating mainly from this period allow us to define sub-categories according to dream scenarios, thus broadening our reflections on the concept. Our ambition is to (re)explore this type of dream, which essentially claims a literary status and a cultural dimension.

1 Introduction

La culture de chaque époque a attaché des valeurs différentes aux rêves, les expliquant généralement comme des phénomènes mentaux ou physiologiques, mais ce n’est qu’à certaines périodes qu’ils ont été interprétés et qualifiés de messages envoyés par des divinités ou des forces invisibles. L’Antiquité classique nous a légué des traités d’oniromancie avec des classifications descriptives et interprétatives très élaborées permettant de distinguer les rêves significatifs de ceux qui sont dénués de sens. L’inspiration littéraire des rêves significatifs est remarquable : les œuvres antiques intègrent de nombreux rêves qui permettent à l’intrigue de progresser sur les chemins apparemment indiqués par la volonté des divinités, ou qui sont façonnés par les visites de fantômes ou de spectres. Le Moyen Âge a adopté et diffusé la tradition antique de ces types de rêves ayant une valeur prophétique, que l’on appelait prémonitoires. (Il convient d’ajouter que celui-ci a également puisé à diverses sources : il a été influencé par le matériel onirique de la Bible, mais il n’a pas ignoré les rêves similaires diffusés par la littérature religieuse et historique de l’époque.)

L’objectif de notre étude est d’éclairer un domaine de recherche sur les rêves qui n’a peut-être pas encore été suffisamment exploré. Herman Braet dans son ouvrage intitulé Le songe dans la chanson de geste1 identifie un nouveau type de rêve qu’il appelle ‘rêve-programme’ et qu’il décrit comme une variante du rêve prémonitoire.2 Ce terme n’est guère utilisé dans la littérature : il n’est employé ni dans les études sur les catégories de rêves littéraires médiévaux, ni dans les analyses des récits de rêve. En effet, dans ces écrits, les rêves qui entrent dans la catégorie des ‘rêves-programmes’ sont uniformément qualifiés de rêves prémonitoires, ce qui n’est évidemment pas incorrect, mais demande à être clarifié à la lumière de la théorie mentionnée ci-dessus.

Dans notre étude, nous nous pencherons sur les explications du ‘rêve-programme’ et tenterons de déterminer sa place par rapport aux rêves prémonitoires. Nous nous contenterons d’explorer ses traits hérités de l’Antiquité, puis d’établir deux sous-catégories des ‘rêves-programmes’ en fonction de leur scénario. Le ‘rêve-programme’ a proliféré dans la littérature narrative au XIIe siècle, les exemples textuels que nous avons rassemblés datent donc principalement de cette période.

2 Les rêves prémonitoires de l’Antiquité au Moyen Âge

De manière générale, on distingue deux typologies de rêves dans l’Antiquité. La première s’établit selon les sources, les trois sources du rêve seraient l’homme, les esprits immortels (démons) et les dieux. L’autre typologie distingue les rêves véridiques qui passent par une porte de corne de ceux auxquels on ne peut pas se fier (parce qu’ils sont faux ou dénués de sens), ces rêves mensongers viennent par une porte faite d’ivoire.3

Nous nous intéressons aux rêves véridiques, en particulier ceux qui ont servi de canal de communication avec le divin, d’avertissement,4 de champ privilégié de la providence ou d’admonestation divine. Dans cette optique, il convient de souligner deux classifications de l’Antiquité, l’une attribuée à Cicéron et l'autre à Macrobe. Cicéron dans De divinatione (I, 64) « identifie trois types de rêves d’origine divine : celui accordé à l’âme apparentée aux dieux, celui transmis par l’intermédiaire d’un fantôme - âme d’un défunt - et enfin celui délivré par le dieu lui-même ».5 Ils étaient pris au sérieux car ils pouvaient fournir des informations sur la santé ou l’avenir, et étaient même utilisés dans la vie quotidienne à des fins thérapeutiques.6 Macrobe7 distingue trois catégories de rêves signifiants et porteurs de vérités sur des événements futurs et pouvant être expliqués par l’intervention de divinités. Le premier est le rêve symbolique et énigmatique, appelé somnium (oneiros en grec), qui annonce le futur de façon (dé)voilée, envoyée par Dieu. Le deuxième est le visio (ou horama, gr.) qui n’a pas de charge symbolique et montre des événements futurs tels qu’ils vont se produire. Le troisième est l’oraculum, (chrematismos, gr.), un rêve prodigieux envoyé par une divinité qui nous renseigne sur ce qui nous arrivera.8 (Ces catégories se retrouvent dans les classifications de plusieurs philosophes comme Artémidore, Chalcidius etc.). L’inspiration littéraire des rêves significatifs est remarquable, car les œuvres antiques intègrent de nombreux rêves permettant d’entrer en contact avec la divinité ou les esprits immortels qui révèlent l’avenir.

Le Moyen Âge a adopté et diffusé la tradition antique et biblique de ces types de rêves, que l’on appelait alors prémonitoires. Au cours du Moyen Âge, les rêves prémonitoires évoluent, tout comme les genres littéraires (par exemple la chanson de geste vers la chanson d’aventure). D’abord fidèle au topos antique, mais dans un contexte chrétien, le rêve devient un lieu de contact avec la transcendance, qui peut prendre les couleurs de l’au-delà chrétien, et rarement du diable. Seuls quelques privilégiés, des « rêveurs d’élite »9 (rois, seigneurs, chefs, plus tard chevaliers chrétiens), avaient le droit de recevoir des rêves prémonitoires. Puis, avec la démocratisation des rêves, un public plus large, des laïcs, les femmes, les personnes de l’entourage du héros et les membres des couches sociales inférieures ont acquis le droit de recevoir des rêves. Peu à peu, les rêves prémonitoires ne seront plus le signe de l’élection divine, ou interprétés comme la révélation immédiate des secrets du ciel. La démocratisation du rêve accroît le rôle des femmes qui voient avec les yeux de l’âme : « elles interviennent pour avertir le héros d’un éventuel danger, apaiser un conflit, diriger le héros vers un bon chemin, assumant une fonction psychologique ».10 Dans les compositions courtoises des XIIIe et XIVe siècles, les rêves donnent accès à une forme supérieure de spiritualité, à l'au-delà féerique. Cette période ouvre la voie à la popularisation des rêves amoureux, on trouve également des rêves prémonitoires dans la littérature didactique et allégorique auxquels sont attribués des vérités prophétiques et psychologiques. Ce topos littéraire est ainsi apparu sous une forme progressivement laïcisée.11

3 Définitions du ‘rêve-programme’

Les épisodes de rêve, qui font l’objet de nos recherches, sont des récits à part entière qui s’intègrent dans le cadre diégétique de l’œuvre, avec une rupture temporaire de l’ordre linéaire de la narration. De cette manière, le récit de rêve prend tout son sens lorsque son histoire réapparaît et se concrétise dans l’intrigue principale. Le rêve prémonitoire préfigure les événements que le protagoniste vivra dans le futur, souvent dans un avenir lointain (et fournit même des informations sur ses descendants). Ces informations seront concrétisées et représentées dans l’œuvre avant la fin de l'intrigue.

Le ‘rêve-programme’, tel que défini par H. Braet, est « quelquefois une variante » du rêve prémonitoire, véridique et signifiant, destiné à avertir le rêveur d’un événement ou d’une série d’événements dans un futur proche.12 Le ‘rêve-programme’, quant à lui, « abolissant le temps et l’espace13 », offre un aperçu d’un futur souvent lointain. La durée des événements décrits est longue, englobe la vie entière du héros ou de ses descendants, couvre peut-être plusieurs siècles. En effet, l’auteur choisit consciemment la localisation du ‘rêve-programme’ dans le cadre diégétique, soit au début de l’œuvre, soit au début d’un événement important pour l’intrigue, avec lequel il souhaite marquer le public. Ce procédé proleptique fait une intrusion au niveau narratif et interrompt quelque peu la progression du récit. De plus, il met en suspens le cours de événements, ou comme le disait H. Braet, il « n’obéit pas au rythme de la narration ».14

Le ‘rêve-programme’ est une forme spécifique de l’annonce épique, une anticipation qui offre une espèce de sommaire de l’ensemble de l’intrigue ou d’une longue séquence de celle-ci. H. Braet, d’après Cicéron, le définit comme exorde-résumé,15 en référence au procédé rhétorique qui sert d’introduction à un discours, préparant doucement l’esprit des auditeurs à ce qui sera annoncé plus tard. Avec ses images condensées et difficiles à déchiffrer, le ‘rêve-programme’ nous présente un mystère qui s’étend à l’ensemble de l’œuvre et dont nous sommes impatients de découvrir la solution. Par rapport aux autres rêves, le jeu d’interférence crée des images extrêmement floues et complexes ; la glose est nécessaire, mais il est souvent impossible d’interpréter les éléments des images du rêve en détail, mais seulement de manière sommaire.

Les présages du type « rêve de la femme enceinte » ont connu une certaine faveur durant l’Antiquité (pensons aux rêves d’Hécube, à celui de la mère de Périclès chez Plutarque),16 puis légués au Moyen Âge, ces rêves autrefois classés dans la catégorie de l’oraculum (chrematismos gr.) réapparaissent et peuvent être classées dans la catégorie des ‘rêves-programmes’. Notamment dans la littérature française du XIIe siècle : les femmes et les hommes recevaient des ‘rêves-programmes’ de leur enfant à naître lors de la nuit de noces. Aussi, un personnage proche du sujet du rêve, comme la femme du personnage principal, rêve du destin de son mari sur une longue période. Le ‘rêve-programme’ se rattache à la catégorie appelée par Macrobe somnium alienum, dans laquelle des personnes proches du rêveur apprennent, dans les images de leurs rêves, le sort illustre de leurs proches (fils, mari).

Les histoires mythologiques ou les histoires légendaires des grands souverains antiques peuvent également être réactivées dans les rêves littéraires. C’est dans les romans antiques que l’on trouve des ‘rêves-programmes’ sur les légendes. Les rêves du roi Philippe II. dans une version du Roman d’Alexandre de Thomas Kent17 en témoignent. Le rêve d’Alexandre le Grand chez Alexandre de Paris18 (vv. 254–270) est sans aucun doute un rêve prémonitoire, il entre toutefois dans la catégorie du somnium proprium. À cette catégorie appartiennent des rêves qui concernent le sort individuel du rêveur. Les divers malheurs qui peuvent lui arriver seront relatés dans le songe : un enlèvement, une rencontre avec l’ennemi, la trahison, la mort (les bonnes nouvelles sont rares parmi ces expériences oniriques). La littérature spécialisée considère le rêve d’Alexandre comme un rêve autobiographique, mais il porte également des traces du ‘rêve-programme’ car ses images sont de nature globale et renvoient à un avenir lointain. Il est toutefois important de noter que les rêves autobiographiques, qui abondent dans la littérature médiévale et antique, ne peuvent être classés parmi les ‘rêves-programmes’ que dans des cas exceptionnels. Cela n’est possible que si l’on peut se passer du critère selon lequel le rêveur est la même personne que le sujet de l’expérience onirique, mais que la portée des événements oniriques est large et contient une imagerie condensée.

Par ailleurs, les origines du songe amoureux médiéval remontent à la poésie antique. Ces rêves de femmes qui sont abondants dans les poèmes épiques, préfigurent des événements (danger ou succès) concernant le destin de la personne aimée. Étant donné qu’ils se concentrent sur un avenir proche, les songes amoureux sont moins susceptibles d’être classés dans la catégorie des ‘rêves-programmes’.

4 Les scénarios du ‘rêve-programme’ – une tentative de catégorisation

Les ‘rêves-programmes’ peuvent être divisés en deux groupes selon leur scénario. La première catégorie comprend les rêves qui se réfèrent aux aventures ou aux péripéties futures du héros. Il s’agit d'une esquisse d’histoire de vie dans laquelle les épreuves du héros sont présentées dans une série d’images très élaborées et symboliques, l’accent étant mis sur l’avenir de sa descendance, sur la naissance de sa progéniture.

Dans un roman français en vers, Le Roman de Florimont (1188) d’Aimon de Varennes19 quatre rêves annoncent l’avenir du héros éponyme. Dans le deuxième, Mataquas (duc d’Albanie), l’arrière-grand-père d’Alexandre le Grand, rêve de la naissance et du destin de son fils, Florimont, indiquant les épreuves qui jalonnent la vie de son enfant. Florimont combat d’abord un monstre, puis un sanglier, un dragon et un éléphant. Chacun animal représente une phase de la vie du protagoniste, qui peut être marquée par la victoire. En outre, le jeune Florimont est symbolisé par un lion ayant le pelage brillant comme de l’or, synonyme de sa beauté. Sa beauté disparaît, il perd sa couleur, ce détail reflète son état d’âme. Le rêve fait même référence à la naissance et aux conquêtes d'Alexandre sous la forme d’une fleur. De cette fleur naît d’abord une branche, puis un arbre (Alexandre), qui domine l’univers. Le feuillage pousse et recouvre deux parties du monde, en référence aux conquêtes de son arrière-petit-fils.

Car en la flor un rain avoit

Et del rain uns arbres nassoit

Li arbres nestoit pas plantez

Ainz aloit per tot les regnez

Totes les bestes del boscaige

Les privees et les savaiges

En lombre de cest arbre estoient

Tuit li oisel el rain seoient

Iluec menoient lor de(s)duit

Assez trovoient de condut

Li rain de larbre tant crassoient

Les .II. pars del monde tenoient

Li dus veoit larbre si grant. (vv. 1813–1825)20

Dans la chanson de geste de la fin du XIIe, Aiol,21 le père du protagoniste, Élie, tombé en disgrâce, fait un rêve dans lequel il prévoit les exploits de son fils qui gagnera par la suite les faveurs du roi Louis. Des séquences rapides d’actions sont affichées, qui sont condensées en une série d’images animalières complexes projetant les défis auxquels le protagoniste est confronté. Le mariage d'Aiol et la naissance de ses deux fils jumeaux concluent le rêve, ce qui permet de le qualifier clairement de ‘rêve-programme’. Notamment, Aiol s’empare d’une belle statue qu’il ramène en France. La statue semble être enceinte, deux colombes blanches sortent de celle-ci : « La conquist une ymaige Aiols li frans, / […] / Ençainte me sambla veraiement, / Puis vi de li issir .II. colons blans. » (vv. 480–487). La statue représente une belle femme, Mirabel, enceinte de deux enfants.

La chanson du Chevalier au cygne et de Godefroid de Bouillon,22 est l’histoire légendaire du lignage de Godefroy de Bouillon, l’un des chefs de la première croisade, fondateur de la première dynastie des rois de Jérusalem. Dans une version précoce datant de la fin du XIIe siècle, la femme d’Eustache, comte de Bouillon reçoit un ‘rêve-programme’ dans lequel il lui est annoncé qu’une gloire sans pareille est réservé à ses fils à naître qu’elle voyait sortir de sa bouche sous forme de trois oiseaux. Les deux aigles et le griffon ravisseur représentent Godefroy de Bouillon, Baudouin et Eustache. Les deux premiers emmènent avec eux leur mère sur la Terre sainte récemment conquise, Godefroy sera le premier souverain du royaume de Jérusalem. Le songe fait préfigurer la prise de Jérusalem avec des images spectaculaires. Dans le rêve d’Ydain,23 le troisième fils est bien différent de ses frères (aigles), symbolisé par un oiseau maléfique, un griffon qui attaque sa mère et lui arrache les intestins par le nombril. Le quadrupède s’envole ensuite avec sa proie et recouvre les murs de la ville de ses entrailles : « Et li grif li pendoit par desore son pis, / Sachoit lui la boele tres parmi le nomblis ; / Parmi les Portes-Oires que passa Jhesus Christ / Issist de la chité volant tos ademis ; » (vv. 255–299). Après la mort de Godefroy, Eustache de Bouillon est soupçonné d’avoir participé à la mort de son frère par empoisonnement afin d’hériter de la seigneurie de ce dernier. Les actions de l’oiseau griffon apparu dans le rêve d’Ydain peuvent le suggérer.

Le deuxième rêve-programme préfigure le destin du héros éponyme en présentant des images très condensées. La séquence des événements n’est pas compliquée, (elle présente un scénario plus simple que le précédent), mais son interprétation est quelque peu difficile en raison de la complexité des images. Les deux rêves du roi Philippe II (roi de Macédoine) sont tirés du Roman d’Alexandre de Thomas de Kent. Le premier est provoqué par le magicien Nectanabus pour apprendre à Philippe la grossesse divine de sa femme, Olympias. Thomas de Kent intègre ainsi l’opinion selon laquelle Nectanabus, le dernier pharaon mis en fuite par les Perses, a engendré Alexandre. A. de Paris refuse cette idée24 parce que les récits médiévaux ne font pas mention des circonstances de la naissance de l’empereur. Le songe fait prévoir qu’Alexandre deviendra un grand souverain, un chef, ce qui est exprimé par l’agrandissement de sa tête (chef en ancien français).

Par art ad enchanté le mestre un ostour

E tramet le a l’ost Phelippon son seignour.

La nuit ly fet veer par songe la verrur,

Puis si [l’ad] esvellé ; li roys en ad pour.

Le songe qu’il ot veu tuit en ordre dist lur,

Coment le dragon vint e just od sa uxur.

« Dist ly qe enceinte estoit d’un riche empereur

Qui ma mort vengera, ma peine, ma tristur.

Desur le nombril prent jus d’une verte colur,

La moité d’un lion forma [enz] en la flur.

Orgoillus chef avoit, unc ne vit greignur,

La forme du soleil i esteit od sa luur.

Le lion le fereit de son pié en l’ur,

E la [ou] jeo estoie en si faite errur

Un ostour m’esveilla ; mult ai grant freur. » (vv.307–321)25

Dans son deuxième rêve, le roi Philippe voit une faisane qui jette un œuf sur ses genoux dont la coquille se brise. Il en sort un petit serpent qui, après s’être enroulé autour de l’œuf, cherche à rentrer dans la coquille où, à peine a-t-il passé la tête, il meurt.26 Cette illusion démoniaque s’interprète chaque fois comme un merveilleux divin repris du fin fond de la tradition antique. Selon la typologie de Macrobe, c’est un oraculum. C’est sans doute la femme de Philippe, Olympias qui apparaît sous les traits d’une faisane aux belles plumes, qui peut être la figuration d’une belle femme. Alexandre est représenté dans le songe de Philippe par un petit dragon, ce qui est une référence à son père supposé, Nectanabus, qui prend plusieurs fois la forme d’un dragon. Cet homme habile dans l'art de la magie entreprend de séduire la reine et lui prophétise que le dieu Amon le rendra visite la nuit et s’unira à elle sous des traits d’un dragon. La brisure de la coquille représente la venue au monde d'Alexandre. L’œuf étant identifié à l’univers, le dragon qui l’entoure représente les conquêtes du souverain. Après avoir conquis le mode entier, il retourne à son lieu de naissance et meurt.

Avis fu roy Phelippon, en mi sa region

Mult i ot bestes e oysels environ.

Une fesante vint volan tuit de randon :

U oef lessa chair sur l’escurs Phelippon,

L’oef chay si pesça, e issi un dragon.

Mult par estei petit e rampa environ

La test dont esteit issuz pur aveir garison.

Il ne put entrer n’en sus n’en son,

N’encontre la chalur trover defension.

Mort fu ly dragoncel par iceste acheson. (vv. 360–369)27

Un roman de chevalerie anglo-normand composé vers la fin du XIIe siècle, le Lai de Havelok,28 raconte l’aventure onirique d’Argentille, la femme du protagoniste qui rêve de son nouvel époux lors de leur nuit de noces. Le rêve de la femme de Havelok, fils du roi orphelin dépouillé de son héritage, prédit qu’il vaincra ses ennemis et que les seigneurs de son royaume perdu le reconnaîtront comme leur roi légitime (« Mès li leon avant aloient, / Desouz l’arbre s’agenuolloient, / Semblant li firent de amour / Et qu’il le tenoient à seignur ». vv. 433–436). Havelok va finalement reconquérir son royaume, le Royaume du Danemark. Les éléments majeurs de ses aventures sont affichés dans le rêve ; ce message extrêmement complexe et énigmatique sur son destin englobe l’ensemble de l’œuvre.

5 Conclusion

Notre étude diachronique a montré que les classifications des rêves antiques nous aident à comprendre et à esquisser la définition du ‘rêve-programme’. Il est intéressant de noter que les images des ‘rêves-programmes’ ont évolué au Moyen Âge par rapport aux rêves antiques : elles sont devenues plus longues et plus détaillées, ce qui leur confère un nouveau message, en effaçant progressivement les éléments hérités de l’Antiquité. Il y a peu de références, par exemple, à la providence de Dieu ou à l’intervention d’un fantôme ou esprit. Outre la laïcisation des rêves aux XIIe et XIIIe siècles, le ‘rêve-programme’ semble avoir résisté à la tendance à la démocratisation des rêves : ils ne s’adressent qu’à des privilégiés, les rêveurs de la haute noblesse.

Certains rêves littéraires incitent le rêveur à agir ou à prendre des décisions importantes, d’autres font appel aux émotions sans aucune incidence sur l’intrigue, d’autres encore sont à ignorer. Les ‘rêves-programmes’ appartiennent à la deuxième catégorie. Ils peuvent être lus comme des avertissements qui ne nécessitent aucune action, comme des parenthèses proleptiques destinées à prédire et à révéler l’avenir avec peu d’effet sur le déroulement de l’intrigue. Seul le message doit être saisi, tandis que la complexité des images suscite un sentiment d’émerveillement chez le rêveur et le public.

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2

L'orthographe de ‘rêve-programme’ dans notre étude conserve celle de Herman Braet, le créateur du terme. Voir Braet (1975) 86.

3

C’est une référence au discours de Pénélope (au chant XIX vv. 563–567) dans l’Odyssée d’Homère, qui parle de deux portes pour les rêves évanescents : « L’une est faite de corne, l’autre d’ivoire. / Les songes qui passent par l’ivoire (elephas) scié / déçoivent les espoirs (elephairontai) en n’apportant que des mots sans accomplissement (akraanta), / mais ceux qui passent par la corne (keras) polie et vont au-dehors (thyraze) / s’accomplissent (krainousi) réellement lorsqu’un mortel les voit » (traduction de Auger [2021]). « Selon Servius, la porta cornea symbolise les yeux, qui ne sauraient cacher la vérité et la porta eburnea connote la dent, instrument de la parole qui peut mentir » Braet (1975) 23, notes 2,3.

4

Puisque le mot prémonitoire est composé des mots latins prae ‘avant’ et moneo ‘avertir’.

6

C’est avec Asclépios que se développe la pratique du rêve sollicité par le rite de l’incubatio : cette méthode utilisée dans les sanctuaires des dieux guérisseurs consistait à provoquer l’apparition en songe d’une divinité pour la consulter sur l’avenir. On laissait le malade passer la nuit dans l’enceinte sacrée, pour qu’il reçoive en rêve les conseils d’un dieu. Le rêve est l’issue d’une maladie et celui qui rêve se doit de décrypter le message, soit par lui-même, soit à l’aide d’un devin. Németh (2020) 44.

8

Au Moyen Âge, Le Commentaire du Songe de Scipion de Macrobe était le plus glosé, le grammairien y propose deux classifications, en dehors des cinq genres, une autre distinction concernant la portée des apparitions nocturnes. Voir encore : Demaules (2012) 31–46.

9

Jacques Le Goff souligne que les rêves de caractère profane des gens ordinaires (les rustici) apparaissent déjà dans les textes de la fin du IVe siècle. Cependant, la démocratisation des rêves dans les textes littéraires médiévaux d’expression française ne s’observe qu’à partir de la fin du XIIe siècle. Voir dans Le Goff (1985) 299–306.

11

Voir à ce sujet Demaules (2011).

16

Voir encore à ce sujet l’article de F. Lanzoni (1927) intitulé « Il sogno presago della madre incinta nella letteratura medievale e antica ».

23

Guillaume de Tyr rapporte que cette « femme de haute noblesse de cœur, plus que de noblesse de sang et de lignage » était digne de recevoir du ciel une prophétie à propos de ses enfants. Mailhard de la Couture (1887) 3–4.

24

Ceci explique l’absence de rêves sur ce thème dans la version d’Alexandre de Paris.

26

Dans l'œuvre d'A. de Paris, ce rêve se répète et se modifie : la figure du père est remplacée par celle du fils, et le destinataire du rêve est Alexandre lui-même.

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Editor(s)-in-Chief: Takács, László

Managing Editor(s): Kisdi, Klára

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  • Tamás DEZSŐ (Eötvös Loránd University, Budapest)
  • Miklós MARÓTH (Hungarian Academy of Sciences, Avicenna Institute of Middle Eastern Studies)
  • Gyula MAYER (Hungarian Academy of Sciences, Classical Philology Research Group)
  • János NAGYILLÉS (University of Szeged)
  • Lajos Zoltán SIMON (Eötvös Loránd University, Budapest)
  • Csilla SZEKERES (University of Debrecen)
  • Kornél SZOVÁK (Pázmány Péter Catholic University)
  • Zsolt VISY (University of Pécs)

 

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  • Michael CRAWFORD (University College London, prof. em.)
  • Patricia EASTERLING (Newnham College, University of Cambridge, prof. em.)
  • László HORVÁTH (Eötvös Loránd University, Budapest)
  • Patricia JOHNSTON (Brandeis University Boston, prof. em.)
  • Csaba LÁDA (University of Kent)
  • Herwig MAEHLER
  • Attilio MASTROCINQUE (University of Verona)
  • Zsigmond RITOÓK (Hungarian Academy of Sciences, Eötvös Loránd University, Budapest, prof. em.)

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